- INTÉRIORITÉ ET SUBJECTIVITÉ
- INTÉRIORITÉ ET SUBJECTIVITÉL’intériorité , qualité ou caractère de ce qui est intérieur, désigne, dans la langue philosophique, ce dedans de l’homme que chacun appréhende ou croit appréhender immédiatement en lui-même et qui, se distinguant de l’univers visible et du monde des corps auquel appartient le corps humain, se présente comme une expérience, ou, pour ne pas trancher sur le fond, comme une quasi-expérience de subjectivité.Ce partage, au moins apparent, de l’expérience en extériorité et intériorité, selon un versant objectif et un versant subjectif, n’est pas sans poser un certain nombre de problèmes et d’abord celui de sa propre validité: l’intériorité a-t-elle une réalité spécifique, irréductible à toute objectivité, et serait-elle le propre de l’existence humaine, qui dès lors ne trouverait que dans la subjectivité sa vérité authentique? Une telle interrogation est fondamentale et susceptible de trois sortes de réponses: ou bien l’appréhension subjective de notre être, qui intériorise en nous-mêmes les choses et les autres, ne nous propose qu’une vue tronquée, superficielle et illusoire de notre propre réalité, laquelle ne saurait être véritablement connue qu’à partir de procédures scientifiques donc objectives; ou bien, et l’on irait à l’extrême opposé d’une réduction de l’intériorité, celle-ci, loin d’être une illusion ou le privilège de la seule existence humaine, appartiendrait en droit et en fait à tout être dont notre science n’atteindrait que la face extérieure – la nature n’étant dans son objectivité que l’expression visible d’une sorte d’intériorité; ou encore l’intériorité – et cette troisième réponse est la seule à ne pas mettre celle-ci en question –, à la fois vide et plénitude de l’homme, moins donné qu’appel à un approfondissement indéfini, dévoile l’essence de la réalité humaine et n’est pas incapable de projeter une lumière révélatrice du sens ou du non-sens de la réalité universelle. Si bien qu’à partir de l’intériorité peuvent se définir trois conceptions de la subjectivité: l’une réductrice et négative, une autre mythique et poétique, une dernière positive et interrogative.1. Aux origines du thème de l’intérioritéUne alternative radicaleIl n’est pas d’homme qui ne possède, invincible, le sentiment que son corps et ces prolongements de son corps que sont ses paroles et ses actes constituent l’envers extérieur d’une réalité qui est la sienne propre dont lui est offert, dans la veille et même dans le rêve, une intuition immédiate radicalement incommunicable en tant que telle à autrui et qu’on dira intérieure ou subjective. Cette antithèse d’un dehors et d’un dedans fait une métaphore fallacieuse qui invite à imaginer l’intérieur comme l’en-deçà d’une frontière ou un espace cerné par une clôture, et c’est parler de l’intériorité dans le langage de l’extériorité. D’où, pièges du langage, ces représentations matériellement dualistes qui cassent l’homme en deux, ou plutôt établissent deux hommes dans l’homme, l’un visible, vulnérable, chose parmi les choses, l’autre invisible à tous, sauf à lui seul, le regard intérieur suscitant un objet intérieur, notion peut-être contradictoire, l’homme invisible existant caché sous l’homme visible comme le corps sous le vêtement ou le visage sous le masque. Mais alors l’intériorité serait l’extériorité de l’extériorité, autre forme de la même et absurde contradiction. Le retour réflexif à l’expérience vécue congédiera ces imaginations infraphilosophiques qui, sous prétexte de mettre à part l’intériorité, lui donneraient le statut d’une chose. En vérité, l’homme extérieur et l’homme intérieur font un seul et même homme qui est à la fois et à chaque instant objet dans le monde et sujet pour lui-même. Cette existence, objective et subjective, double et une à la fois, constitue le paradoxe fondamental de la condition humaine. On peut considérer ce paradoxe comme le fait philosophique par excellence, qui est, a été et sera source d’une escalade d’interrogations, déséquilibrant sans cesse la pensée philosophique et lui interdisant de s’assurer elle-même dans la sécurité d’un système.En se saisissant comme intérieur à lui-même, c’est-à-dire comme esprit, l’homme a l’intuition, explicite ou confuse, à la fois d’une originalité et d’une dignité: tout en étant une part, infime, de la nature et de la société, il se trouve, par rapport à cette nature et à cette société, non pas exactement au-delà et ailleurs – on retomberait dans le symbolisme spatial déjà dénoncé –, mais à la fois vertigineusement décentré et intimement recentré, et cette distance sans distance est source d’exigence à l’égard de la nature et de la société; elle permet de juger et de dépasser toute objectivité, le subjectif, si fugitif et superficiel qu’il soit, étant toujours l’inobjectivable. Mais cette intériorité est aussi au principe d’une anxiété si radicale qu’on peut la dire angoisse: puisque l’homme, et ce paradoxe est son être même, est à la fois situé et intérieur à lui-même, il n’est pas d’appréhension des êtres et des choses qui ne soit marquée du sceau de la subjectivité; il semble alors que l’être universel ne puisse jamais être connu tel qu’il est en lui-même puisqu’il ne sera jamais appréhendé qu’à travers une subjectivité, que tout se passe comme si les choses et les êtres n’existaient que dans et pour cette subjectivité, et un univers tout entier subjectif est-il autre chose qu’une apparence? De plus, cette subjectivité elle-même, à la fois miroir et reflet, transparence sans consistance, se demandera inévitablement si elle ne serait pas un moindre être que le flux du temps et la possibilité de la mort rendent toujours infiniment proche du néant. Parce que l’intériorité est subjectivité, elle est la source toujours jaillissante de la plus audacieuse espérance, car, échappant à l’extériorité multiple et dispersée du monde, elle pourrait être de connivence avec un secret immanent et transcendant du monde. Parce que l’intériorité est subjectivité, elle est contradictoirement l’amer levain d’une désespérance sceptique, car, pour transposer un vers célèbre de Valéry, «tout l’univers chancelle et tremble» sur cette «tige» d’incertitude infinie. Telle est l’énigme de l’intériorité, itinéraire vers un surréel ou principe de dé-réalisation universelle. Et, dans l’un et l’autre cas, il est impossible, le seuil franchi, de modérer l’escalade, preuve qu’on touche ici, philosophiquement, à une alternative radicale.Composante sceptique et composante mystiqueL’histoire de la philosophie occidentale, interrogée en ses commencements, illustre bien ce dramatique embarras, contemporain de ses origines. La grandeur, le plus souvent méconnue, des sophistes est d’avoir découvert la subjectivité humaine et su tirer toutes les conséquences de cette découverte. L’homme qui est «la mesure de toutes choses» est cet homme intérieur dont la subjectivité condamne à l’irréalité toutes ces importances – divinement sociales ou socialement divines – qui ont la ridicule prétention d’exister en elles-mêmes ou par elles-mêmes. Si toute norme est arbitraire et toute nature culture, un vaste champ s’ouvre à la volonté de puissance ou à la libre créativité, puisque à chacun sa vérité et sa morale, c’est-à-dire sa convention la plus convenable. Au sein d’une dissolvante subjectivité, il sera impossible de trouver le critère de distinction entre ce qui est et ce qui apparaît: dès lors, tout est apparence et toutes les apparences sont permises. Une origine est plus qu’un commencement, elle est un destin. La sophistique qu’on voit renaître de toutes parts dans la pensée contemporaine, à partir, entre autres relances, de l’assimilation nietzschéenne de l’être universel à la tragique innocence d’un jeu d’apparences, doit être considérée comme une constante de la philosophie, car sera toujours possible une lecture subjectiviste de l’intériorité humaine.Socrate a tenté l’autre interprétation, celle qui délie intériorité et subjectivisme, et son succès est d’avoir ouvert une route dans un domaine où la réussite n’est jamais que précaire et en suspens. Nouveauté fondamentale et fondatrice, Socrate, adversaire des sophistes, a opposé à une subjectivité dé-réalisante et désacralisante une intériorité qui est vie, indivisiblement intellectuelle et spirituelle, signifiée conjointement par la maxime du «Connais-toi» et par la parabole de ce démon qui, en un colloque secret et singulier, avertit et interdit du dedans, parmi le silence de la nature, des hommes et des dieux. La condamnation et la mort de Socrate s’expliquent par un contresens philosophique, ses concitoyens, mystifiés par l’objectivité des mœurs et des rites, ne pouvant comprendre qu’une philosophie de l’intériorité humaine puisse être autre chose qu’un subjectivisme, profanateur des lois et du sacré et annonçant la mort de la cité. Socrate et Platon sont inséparables et tout se passe comme si Platon avait mis en discours et en mythes cette intériorité socratique, si défiante contre toutes les figures du subjectivisme.La doctrine de la réminiscence est un moment capital et en un sens indépassable dans l’histoire des doctrines de l’intériorité: avancer, sous le couvert de la parabole de la préexistence, que l’esprit est mémoire de l’éternel, c’est faire pressentir que sont inscrites dans l’intériorité même de l’esprit ces immuables vérités de sagesse qu’on ne lira jamais sur la face oscillante de la nature ou le train fugitif du monde. Par une généralisation géniale – la doctrine des Idées, dont l’au-delà n’est pas, si l’on ose dire, un au-delà du dehors mais un au-delà du dedans – se trouve consommée la défaite du subjectivisme; mais l’intériorité pâtira de cette victoire totale. Le désir – et, lorsqu’il se fait amour, l’esprit – reste intérieur à lui-même, est certes capable de conduire l’homme platonicien par le moyen du monde au-delà du monde, mais cette intériorité du désir est trop entachée de subjectivité pour s’apparaître autrement que comme manque, aspiration à être plutôt qu’être, et finalement suicide métaphysique, visant son propre anéantissement devant l’absolu.Toucher à l’intériorité, c’est être saisi par un vertige de néant; et la pensée antique n’échappe à ce vertige qu’en se maintenant en deçà de la découverte socratique. L’intériorité à la fois révèle l’âme et amène à douter de l’âme: et, soucieux de sécurité rationnelle, les grands Anciens, et d’abord Platon et Aristote, feront de l’âme un organisme structuré et hiérarchique, une cité ou un cosmos en miniature, à l’image de ces vastes réalités rassurantes, déterminées, définies qui enveloppent et confortent les destins humains. La subjectivité sera complètement apprivoisée et l’intériorité définitivement manquée lorsque l’âme, âme humaine ou âme du monde, deviendra l’unité d’une multiplicité, la forme ordonnant une matière, sans ouverture sur les abîmes. Une poétique du salut par la beauté a exorcisé le sublime de l’intériorité. Deuxième mort de Socrate. Il reste que la bouleversante philosophie de l’intériorité se sera montrée au commencement et au terme de la pensée antique; au commencement, lorsqu’elle a révélé et exaspéré, avec la sophistique, sa composante sceptique, mettant à nu l’artifice de tout fondement; au terme, lorsqu’elle a révélé et exaspéré, avec Plotin, sa composante mystique faisant de l’intériorité un itinéraire de fuite vers un absolu nocturne qui transcende l’opposition du subjectif et de l’objectif.2. À l’ombre du christianismeDe saint Augustin à Descartes et à KantLe christianisme, qui n’est pas une philosophie, mais n’a jamais cessé d’exercer sur les philosophies toutes les sortes d’influences – fascinatrices ou répulsives –, a permis une reprise créatrice des philosophies de l’intériorité. Non pas qu’il ait apporté au problème une solution apaisante par recours au dogmatisme théologique et à l’expérience religieuse; il a plutôt dramatiquement durci cette antinomie de l’intériorité et de la subjectivité devant laquelle reculait, après l’avoir soupçonnée, la pensée antique. Car, s’il valorise et approfondit l’intériorité, le christianisme met durement en question la subjectivité. La conversion requise par l’Évangile est celle du cœur, laquelle suppose une rencontre mystérieuse de la grâce et de la liberté, et que ne sauraient procurer ni la magie du rite, ni l’observance scrupuleuse de la loi. L’événement dont dépend le salut relève donc d’une intériorité, et si secrète que, disent les théologiens, le regard même des anges ne saurait la pénétrer. L’homme a donc au-dedans de lui sa plus profonde vérité, celle qui le fait par rapport à l’absolu digne d’amour et de haine. Exaltation de l’intériorité, mais, par ailleurs, contestation de la subjectivité: la parole de Dieu génératrice d’une Église ou l’Église gardienne de la parole ont une autorité contre laquelle ne peut prévaloir aucun arbitraire subjectif. Le salut, au surplus, ne conserve pas seulement un homme intérieur dont la spiritualité serait invulnérable au mal et à la mort, mais un homme total, extériorité et intériorité, auquel est annoncée et promise la résurrection de la chair. Enfin, si Dieu, dans et par le Christ, est le seul juge et l’ultime recours, même notre vérité intérieure se dérobe à l’appréhension subjective et semble résider moins en nous qu’au-delà de nous, sans compter qu’une religion du corps mystique – audacieuse et significative alliance de mots – ne semble pas faire fond sur la seule subjectivité personnelle pour assurer à l’humanité et peut-être même à Dieu les ultimes accomplissements.À l’ombre du christianisme, l’intériorité est donc plus que jamais un problème, et pour toutes les philosophies, de saint Augustin à Descartes et à Kant. À travers les plus riches variétés de culture, de style et de doctrine, se poursuivra la permanence d’un même propos: conquérir la vérité sur un subjectivisme sceptique par une réflexion critique sur l’intériorité. Il y a certes différences et distances de toutes sortes entre le «Si je me trompe, je suis» de saint Augustin, le «Je pense, donc je suis» de Descartes, la subjectivité transcendantale ou l’impératif catégorique de Kant. Mais, chez tous ces grands témoins de la philosophie classique, se trouve au point de départ une réitération recréatrice du «Connais-toi» socratique et de la réminiscence platonicienne; le raccourci de Pascal: «Nous avons une idée de la vérité, invincible à tout le pyrrhonisme» (et par conséquent à toute sophistique) est un condensé de l’augustinisme philosophique et il est en même temps étonnament platonicien. Car cette idée de la vérité, dont nous connaissons les caractères avant d’être assurés de n’importe quelle vérité déterminée, se trouve inscrite comme exigence préalable à tout acte de pensée dans l’intériorité humaine; immanente à la conscience, elle permet au jugement de faire le partage entre une subjectivité fluente, confuse, incertaine comme tout ce qui est seulement psychique, et la claire et immuable rigueur d’une norme; et parce qu’elle est, dans son intériorité, illuminée par cette idée de vérité, la conscience humaine pourra se faire allégation de transcendance. L’idée de parfait – qui saurait d’autant moins être lue sur la figure du monde que celui-ci est devenu entre-temps une vaste machinerie – joue dans le cartésianisme un rôle analogue à celui que joue l’idée de vérité dans l’augustinisme. Elle est découverte, non par introspection psychologique, mais par réflexion de l’esprit, intérieure à lui-même, sur les conditions de son propre exercice interrogatif et critique et cela au terme d’un itinéraire au long duquel seront méthodiquement explorées, jusqu’à l’hyperbole, toutes les possibilités du subjectivisme sceptique. Elle sera capable enfin, cette idée de parfait, intérieure à l’esprit et constitutive de son exigence, de faire sortir l’esprit de sa subjectivité en supportant le double poids d’une preuve de l’existence de Dieu et d’une preuve de l’existence du monde. Kant a certes rompu avec les dogmatismes et les mysticismes de l’intériorité, fait de l’âme une possibilité rationnelle intérieurement inconnaissable et ramené la subjectivité humaine, dépouillée de tout privilège, à l’ordre commun des phénomènes de ce monde; il est loin cependant de rompre la chaîne de la philosophie classique: d’une part, il ne vaincra le subjectivisme sceptique (et la pensée de Hume, l’éveilleur, l’adversaire, est la plus grande et la plus redoutable des sophistiques) que par l’instauration d’une subjectivité transcendantale, prouvant qu’il ne saurait y avoir de connaissance sans un sujet, intérieur à lui-même, mais, il est vrai, impersonnel, ce qui congédie tout psychologisme. Et qu’est-ce que l’impératif catégorique sinon l’exigence inconditionnelle d’une intériorité morale, absolu trouvé au-dedans et à partir duquel, cheminement traditionnel, est requis un labeur de reconstruction du monde et reconnue possible et souhaitable une foi dans une transcendance réconciliatrice des antinomies humaines?L’intériorité des classiques et la philosophie antiqueLes doctrines classiques de l’intériorité réalisent un double progrès par rapport à la pensée antique. D’une part, philosophie d’un Cogito en première personne, elles mettent l’accent sur cette notion fondamentale qu’il ne suffira pas de dire idéaliste pour la disqualifier, à savoir qu’il n’y a d’esprit que personnel ou que toute pensée est pensée de quelqu’un. Cela est vrai au moins dans l’augustinisme et le cartésianisme, puisque le «Je pense» kantien fait d’abord problème sur ce point; mais en réalité l’impératif catégorique est un Cogito moral, exigence personnelle et qui requiert la reconnaissance réciproque des personnes. Intériorité et subjectivité ne peuvent être imaginées comme une sorte de milieu immatériel ou d’énergie diffusable, mais elles n’ont de sens authentique que par rapport à un sujet personnel dont elles expriment l’immanence à lui-même. D’autre part, parce qu’elles sont des philosophies du sujet, les doctrines classiques de l’intériorité font éclater les cosmologies naturalistes, les panthéismes vitalistes ou rationalistes, car, s’il n’y a d’intériorité que par rapport à un sujet personnel humain, le monde n’est qu’objet, c’est-à-dire matière, géométriquement et mécaniquement explicable, et il ne saurait être imaginé comme une totalité animée enveloppant l’homme et le situant à une place désignée au sein d’un ordre finalisé dans lequel il serait partie et moyen. L’intériorité des classiques assure l’émergence du sujet humain, voue l’objet à une extériorité sans remède, valide le projet prométhéen de la possession du monde et de la connaissance scientifique d’une nature objectivée et dénaturée. La civilisation moderne a, dans l’intériorité des classiques, son principe fondateur et animateur.Par cette même intériorité, le monde moderne a cependant été voué à l’inquiétude, au déchirement, au mouvement. Conflits dans les Églises et les États entre la subjectivité créatrice – inspirée ou anarchique – et l’autorité extérieure des discours et des structures établis. Inévitables contestations du privilège ou de la spécificité de l’intériorité humaine par de puissantes survivances de la culture antique comme cet aristotélisme chrétien qui en ses premiers temps figura une modernité savante et qui, parce qu’il tend à spiritualiser la nature et à naturaliser l’esprit, reste en deçà d’un décisif progrès philosophique. Ruptures, enfin, inhérentes aux doctrines classiques de l’intériorité qui ne peuvent faire tenir ensemble dans une même conceptualisation l’extériorité du monde, l’intériorité du sujet humain, la transcendance de l’absolu. Nul n’a compris avec plus de lucidité aiguë que Pascal cette impossibilité de mettre ensemble l’intériorité et le système. En lui se trouvent récapitulées toutes les requêtes des philosophies de l’intériorité: radicalité critique, démythification de la nature et des figurations sociales, mise en question d’un comportement humain qui se détourne de sa source par refoulement ou oubli de la quête de sens, recherche intérieure d’un absolu à la fois vertigineusement lointain et prodigieusement proche. Pascal, témoin de l’intériorité et de la culture moderne.3. L’intériorité soupçonnée et la subjectivité désavouéeAu commencement, HegelLa crise de l’intériorité, trait capital de la pensée contemporaine, a des causes multiples: contestations, redoublées à partir du XVIIIe siècle, d’une conception chrétienne de l’homme et doute notamment sur la possibilité d’un passage à la transcendance à partir d’une intériorité et d’une subjectivité personnelles; mouvements révolutionnaires qui invitent à considérer les destinées individuelles comme maigres et courtes par rapport aux grands destins collectifs et à chercher du côté du peuple ou de la nation, de la classe ou de l’humanité, les sujets substantiels d’une histoire qui va se dramatisant; poussées, en contrecoup des effervescences communautaires et non sans rapport avec l’essor des sciences biologiques, d’une idéologie romantique qui croit avoir trouvé dans l’inépuisable vie, dont le sujet individuel humain n’est qu’un épisode superficiel et éphémère, la source originelle de toutes les productions de la nature et de toutes les créations de l’histoire. L’intériorité ne peut manquer alors d’apparaître comme une illusion et un alibi; à la subjectivité de la conscience personnelle se trouvera substituée une autre sorte de subjectivité – élan vital ou génie de l’histoire – que les philosophies de l’intériorité classique tenaient pour une figure mythique. Ainsi, à la faveur d’une poétique de la nature et de l’histoire, se trouve ressuscité le Grand Pan, fatal pour l’intériorité.De cette résurrection, Hegel est, dans l’ordre philosophique, le témoin, l’acteur, l’auteur. Avec lui commence une certaine façon de philosopher contre l’intériorité qui a fait de nombreux disciples, mais dont aucun n’a égalé le génie et la passion de l’initiateur et dont les effets sont loin d’être épuisés. L’idée si commune aujourd’hui que l’esprit, le sujet ou le «pour soi» excèdent tout donné par leur puissance de négativité mais qu’ils n’accèdent à la vérité et à la réalité que dans l’univers objectif et structuré des comportements et des langages, a été pour la première fois formulée par Hegel, mais dans une perspective où il entre plus de métaphysique que de positivité: se trouve posée la rationalité du tout qui, une fois constitué dans le plus finalisé des devenirs, est l’absolu et le concret, le sujet et la substance; l’intériorité du sujet individuel, inessentielle et abstraite, n’a de sens que située et expliquée dans une odyssée de l’esprit qui l’enveloppe et dont elle vérifie à sa place les lois de genèse dialectique, lois qui valent pour l’absolu d’abord, pour l’homme ensuite. La transcendance pour Dieu, l’intériorité pour l’homme sont un seul et même néant, dont ils doivent dialectiquement sortir pour s’aliéner dans leurs contraires, la nature et l’histoire pour Dieu, ses discours et ses œuvres pour l’homme. Et, de même que le secret de Dieu, asile des irrationalismes mystiques, est révélé, tout mystère aboli dans l’histoire du monde, l’insondable secret de la conscience, mirage de fausse profondeur et commode recours du spiritualisme chrétien, passe tout entier en dehors d’elle dans les significations articulées qu’elle se donne. Le thème – ses origines métaphysiques refoulées mais décryptables – est devenu, conforté de linguistique et d’anthropologie culturelle, un des lieux communs de la pensée contemporaine.Du positivisme à la pensée contemporaineSans se référer à l’hégélianisme, le positivisme d’Auguste Comte lui est cependant consonant par sa négation d’une expérience de l’intériorité et sa dénonciation de l’illusion réflexive (d’où il suit que la psychologie ne saurait être une science), par cette affirmation majeure que l’esprit humain n’existe pas en lui-même, mais dans la suite liée de ses manifestations culturelles, par la mise en place, au terme totalisant l’histoire, d’une religion de l’Humanité, ce Grand-Être exactement caractérisé comme une subjectivité sans intériorité. Si le matérialisme dialectique, de Marx à Engels et à Lénine, condamne, sous le nom préalablement disqualifié d’idéalisme, toute philosophie de l’intériorité, c’est qu’il est animé par une invincible réminiscence des grands thèmes hégéliens: dire que le travail est l’être même de l’homme, c’est avancer que la réalité humaine, désubjectivisée, n’existe pas dans l’intimité de la conscience mais dans sa relation à la nature et à la société; recourir aux dialectiques jumelles de la nature et de l’histoire pour rendre compte de toute situation concrète, c’est expliquer l’homme en l’inscrivant à sa place dans une totalité humaine et faire de tout conflit intérieur à la conscience le reflet subjectif des contradictions objectives qui opposent une classe à une classe et une société à une société. La réduction, qui leur est commune, de l’intériorité montre bien ce qu’il y a de factice dans l’antithèse scolaire de l’hégélianisme et du marxisme. D’autant plus que, ici comme là, ruiner l’intériorité n’élude pas le recours au nécessaire sujet d’une histoire qui se fait à travers les contradictions, que cette subjectivité substantielle s’appelle l’absolu ou l’humanité.Le problème, comme il était déjà apparu dans la mise en pièces par Kierkegaard du système hégélien au nom d’une irréductible subjectivité, se trouve ainsi radicalisé, et les possibilités philosophiques prennent des déterminations abruptes excluant les compromis et les éclectismes. La renaissance de la métaphysique est liée, avec Bergson – et c’est l’autre terme de l’alternative – à une redécouverte de l’intériorité sous forme d’une intuition de la durée comme donnée immédiate de la conscience et créativité substantielle, à partir de laquelle il n’est impossible ni de remonter au principe divin qui se crée lui-même en créant les mondes, ni de redescendre de degré en degré jusqu’à la matière, dont l’extériorité à elle-même, reviviscence du partes extra partes cartésien, est néant d’intériorité, l’intériorité étant, par la médiation de la durée, synonyme de spirituel et de divin, et l’objectivité devenant retournement et dégradation par rapport à une subjectivité première. L’intériorité de type bergsonien apparaît comme substantialiste et chosiste à la phénoménologie contemporaine, mais lorsque Husserl et ses continuateurs souvent hétérodoxes réinventent sous les figures les plus diverses le traditionnel Cogito , le nommant conscience universelle de soi, pour-soi, conscience incarnée et révélatrice de sens, ils font d’une certaine forme – plus ou moins subtile ou épaisse – de subjectivité le fondement réel de toute objectivité, laquelle serait inintelligible si elle était première et en soi. Mais cette subjectivité, même si elle ne se connaît que comme relation à «quelque chose», comment ne pas la penser comme intérieure à elle-même? Aussi Husserl, bouclant la boucle, revendiquera-t-il saint Augustin: «C’est dans l’homme intérieur qu’habite la vérité.»Chercher au-dedans la vérité du dehors ou chercher au-dehors la vérité du dedans. L’antagonisme doctrinal est plus exaspéré que jamais aujourd’hui, surtout lorsque les diverses formes de l’objectivisme entendent trouver dans les sciences dites humaines une argumentation enfin décisive contre l’intériorité: dans une psychanalyse qui, découvrant que l’intériorité humaine est structurée comme un langage, changerait d’un coup la subjectivité en objectivité; dans une sociologie et une linguistique qui éliminent des objets culturels et des discours dits humains la tenace illusion d’un sujet, lequel n’en serait que le produit évanescent et superficiel. Mais la question est plus philosophique que scientifique et l’intériorité chassée revient, retour du refoulé, hanter l’être des matérialistes et des objectivistes, sans elle aveugle, muet, in-sensé. Et l’intériorité ne peut tenter de s’appréhender comme chose ou substance sans dépouiller sa subjectivité et se projeter vers des transcendances et des extériorités.L’antagonisme doctrinal n’est pas sans traduire un paradoxe assez fondamental de la condition humaine. L’intériorité – irraturable vécu, qui est son être et un vide au cœur de son être –, l’homme se sait appelé à la fuir et à l’approfondir. Cette subjectivité d’aspiration et d’interrogation lui apparaît comme la porte métaphysiquement, poétiquement, mystiquement entrouverte vers le dessous du jeu et le principe des choses. Cependant, il redoute aussi en elle un principe de solitude et de séparation et il a besoin que la nature et la culture, le langage des choses et les discours d’autrui lui disent objectivement une vérité subjectivement insaisissable. Mais d’où lui viendrait cette exigence de vérité s’il ne l’avait déjà inscrite en lui-même? Et ainsi le soupçon sur l’intériorité pourrait bien être la vie de l’intériorité.
Encyclopédie Universelle. 2012.